Bandapye

Bandapye, bandes à pied.
Ce sont des orchestres ambulants de vents (brass et cornets) et de percus, précédés et suivis d’une foule de fanatik . La troupe se signale par son porteur de drapeau qui court devant; à son approche, voitures et bars du coin éteignent momentanément le zouk assourdissant qu’ils diffusent. Laisse passer une bande sous peine de te faire écraser à contre-courant. La foule trottine et hurle des refrains en rythme.

La bandapye possède un quartier général qui se caractérise par une rue entière voire tout un morceau de quartier. Territoires délimités par des banderoles aux couleurs de chaque bande. Les 4 dimanches avant le carnaval, les musiciens sortent et occupent la rue, puis défilent dans la ville. Quand leur drapeau flotte sur un bâtiment en début d’après-midi, c’est le signal de ralliement avant la sortie.

Selon l’heure à laquelle on la croise, la composition de la bande est dans un état d’alcoolémie plus ou moins avancé. Il paraît que si quelqu’un a un compte à régler avec toi, la foule est le meilleur moyen de dissimuler l’origine de quelques coups de couteau bien placés. Et pour parler potins, “ce qui se passe dans la bandapye reste dans la bandapye”. Je vous laisse imaginer la vigueur des coups de hanches du fanatik de derrière.

Bandes rara

À la fin de la période carnavalesque (dès le mercredi des cendres), les bandes à pied ne sortent plus. C’est le tour des bandes rara, qui joueront les mardis, jeudi et samedis soir jusqu’à Pâques. Sur le même principe, ces bandes sont composées de percussionnistes et de joueurs de cornet et de bambou. Rarement des cuivres (sauf à Léogâne). Elles sont directement issues des traditions musicales paysannes haïtiennes, et fortement teintées de vaudou. 
Certaines des bandes sont des institutions, un prêtre vaudou (ougan) y est associé; c’est lui qui interpelle les lwa (divinités vaudou) à chaque carrefour en faisant claquer son fouet, lors des sorties de la bande. Si le lwa le permet, la foule peut alors continuer son chemin sans encombre. On interpelle aussi Baron-Samdi (lwa de la mort) devant les portes des cimetières.

D’autres bandes sont simplement des rassemblements d’amis qui se retrouvent pour répéter et jouer ensemble. Nous avons la chance d’assister à une de ces répétitions. Nelson, le prof de tambour de Marion, nous y emmène dans le quartier populaire de Martissant, à Port-au-Prince, où il est né. Nous empruntons un dédale de passages étroits en terre battue entre les baraques qui s’accrochent à la colline, qui permet d’entrevoir des instants de la vie domestique. Séances coiffure, enfants qui jouent, bruits de télévision, disputes, konpa — of course. La salle de répétition est constituée de trois murs en parpaing à ciel ouvert, et à demi complétés par une barrière en tôle.
Accueillis chaleureusement, comme partout en Haïti, nous sommes sommés de nous asseoir sur les trois chaises en plastiques encore capables de s’encastrer dans les neuf mètres carrés d’espace disponible. La bande rara possède aussi ses fans: ceux-ci viennent écouter les répétitions pour pouvoir connaître les rythmes et les paroles.

La bande répète méthodiquement (debout et serrés comme des sardines) pendant une bonne heure et demie. Les cornets sont des instruments qui ne jouent qu’une seule note, mais certains peuvent couvrir deux octaves, selon la technique employée pour souffler. Certains musiciens sont capables de jouer jusqu’à 3 cornets en même temps.

 

À la nuit tombée et après une pause dîner revigorante, escortées par Nelson et ses amis, Marion et moi nous mêlons aux fanatik de la bande formée par Sanba Kebyesou (alias Jean-Raymond, le fondateur de Sanba Arena, l’école de tambour). C’est leur première sortie. Les gens sont tous déjà bien imbibés (il est 22h30) et un nuage de fumée odorante baigne la foule. Certains ont apporté des maracas et d’autres instruments qu’ils se font passer au gré des envies. Un type avec un sourire Colgate m’en file une d’autorité; c’est marrant dix minutes, mais au bout d’un moment la calebasse commence à se détacher du manche et à semer toutes les petites graines…

Plusieurs rafistolages de maracas plus tard, je m’efforce de repousser les assauts répétés d’un rasta au stade intermédiaire de la défonce (pas méchant, mais très insistant); ohlàlà, et en plus je baragouine créole, alors il ne me lâche plus. Il s’est mis en tête de me “protéger”. Je zigzague en rythme entre les gens pour essayer de le semer. À côté, Marion, forte de ses nouvelles connaissances en argot, envoie bouler un vieux papi rasta qui lui scandait:
— La chatte de Marie-Thérèse ! La chatte à ta mère !
E zozo papa ou, ou vle pale sou sa ?! (et la bite de ton père, tu veux en parler ?)
Hilarité générale dans nos environs immédiats.

Deux blanches à fond la caisse sur une moto-taxi en pleine nuit, qui entonnent à pleins poumons une meringue de carnaval, ça peut aussi faire baisser le prix de la course.
En Haïti, si tu veux débloquer une situation, quelle qu’elle soit, essaie d’abord avec une blague.

Dimanche 15 février 2015,
premier jour de carnaval

Vers 16h, dans le quartier général de Fashion’s Matte, la cérémonie vaudou se prépare avant la sortie de la bande. Avant chaque sortie, ce rituel permet de protéger les musiciens et les fans d’éventuels mauvais sorts sur le parcours. Le ougan et les manbo tracent un vèvè à l’aide de poudre blanche, y disposent un petit tas de bois et différents composants mystérieux : sel, poivre rouge, diverses liqueurs, huiles essentielles, morceaux de tissu. Le tambour commence à battre, rejoint par les fers (cloche, kwachi, graj) et une gamme de bas (tambourins). Les musiciens sont maintenant presque tous là. La bande fait un tour complet autour du vèvè, malgré le peu d’espace disponible — deux foyers sont disposés dans la cour, deux équipes qui cuisinent d’un côté des banann peze et des accras, de l’autre des spaghetti ; il y a aussi des enfants qui passent de temps en temps.
On fait flamber le petit tas mystique au rhum : c’est parti, la bande sort de la base en fanfare dans un tourbillon de poussière et de cendres qui donne une ambiance visuelle très goudou-goudou. Après une autre flambée de rhum au carrefour Place Brouard, et un feu plus important au rond-point d’après (autour duquel la bande effectue un tour en trottant), elle rejoint à bonne cadence le parcours carnavalesque, qui débute à partir du stade Silvio Cator, et serpente dans les rues d’anba-lavil. Ce sont des quartiers particulièrement détruits par le séisme, mais les gens sont là, dans la foule et en haut des ruines, pour assister au défilé.

Fin de journée. Canal à sec, inondé de déchets. Poubelle à ciel ouvert aux relents suffocants, fumée acre des tas d’immondices en feu.
Un passage étroit coincé entre mur et fossé, des enfants courent en équilibre, un homme transporte un banc à bout de bras, un créneau plus large permet de laisser le passage à ceux qui viennent d’en face. Un vieil homme y répare et ponce des cuvettes de chiottes. L’homme au banc le dépose dans le créneau, l’autre entasse son matos de plomberie, le maestro cherche la mélodie sur un petit synthé; c’est ici que la bande rara va répéter.

En Haïti, tous les tambours parlent la nuit. On voudrait tant qu’ils s’en aillent à jamais, qu’ils crèvent, le tambour triste, les tambours maladifs, les tambours lancinants et plaintifs, les tambours qui mettent en transe et en crise, les tambours qui demandent pardon à la vie. Chaque nuit, la misère et son désespoir font battre le cœur de plaintes, le tambour chauve et déchirant du vaudou et de ses mystères… Mais chaque jour triomphant, le tambour de vie s’arrache une place, le tambour gai, le joyeux tambour yanvalou, le tambour riant du congo, les hauts et clairs tambours coniques qui chantent la vie.

— Jacques Stephen Alexis, Compère Général Soleil