D’Haïti on ne connaît en France que les drames. Séisme, choléra, corruption, pauvreté, ONG. 
La richesse culturelle de l’île, ancienne colonie française sous Napoléon, est souvent occultée derrière un écran d’orgueilleux tabous : pas question de se rappeler ici que là-bas naquit la première république noire, libérée par ses esclaves en 1804. 
Là-bas, la musique est partout. Pourquoi alors s’étonner qu’on y joue du violon ?
 Après ma rencontre avec Kanès en stage à l’atelier de lutherie de Jean-Christophe Graff à Strasbourg en 2013, je pars à la découverte de l’école de musique Dessaix-Baptiste à Jacmel, une ville au sud-est d’Haïti.

 

  • Entraînement piano

Journée type à l’école de musique

Petit-déjeuner 7h30 avec les trois profs cubains. Ensuite dérush et tri des photos et du son. Expédition (on habite à deux rues) à l’administration de l’école pour pouvoir transmettre des nouvelles via le wifi. Ensuite photos, discussions, prises de son ou dessins jusqu’à l’heure du dèj. Dégustation de la cuisine créole de Chouchou: riz, poulet, sauce pwa, bouyon (sorte de soupe à la viande très salée), bouyi (bouillie de maïs à la cannelle)… Petite sieste de vingt minutes réparatrice puis rebelote à l’école jusqu’au dîner.
L’école fonctionne sur ce principe: les élèves viennent prendre des leçons selon des créneaux arrangés en fonction de leur emploi du temps. Ils passent à l’administration emprunter les instruments et les remettent en partant. Parfois, des répétitions d’orchestre en fin de journée.

Il y a une demi-douzaine de formations, donc pas mal d’activité. Le 14 février, une fanfare de l’école a joué en début de soirée — sous la pluie, tambours désormais hors d’usage — pour l’inauguration d’un parc d’activités touristique, en présence du président haïtien. L’orchestre a joué ensuite de 23h à 3h du matin, avec pour seule collation un bidon d’eau.

Un vendeur de glace sur une moto à remorque contenant trois gus sur des enceintes qui diffusent du zouk à plein régime pour annoncer leur venue.

La marque de moto “Mon Amour”.

La tendance ambiante généralisée au tripotay.

Les profs cubains qui mangent comme des ogres.

  • Musique des mondes

  • Rythmes et recherche

  • Un comptable international

  • Production et diffusion

  • Mécénat

  • Autoprod

Expat’ triés

Ce soir, nos amis les professeurs cubains, volontaires à l’école de musique, jouent en quatuor (violon, piano, deux percussionnistes) dans un bar dont c’est la soirée d’ouverture. Ce lieu est tenu à Jacmel par des haïtiens qui vivent à l’étranger. Le gérant, visiblement DJ et producteur à Manhattan, a fait jouer son carnet d’adresses pour faire venir tous les bobos expatriés de Jacmel à sa soirée. L’endroit est grand, ouvert, des paniers élégants en guise d’appliques au plafond diffusent une lueur tellement tamisée qu’il est recommandé d’utiliser son téléphone en guise de lampe pour voir ce que l’on a dans son assiette (en polystyrène). Ça parle québécois par-ci, français par là, américain of course. Service au bar, prix proportionnels aux revenus de la cible visée.
Dans un coin, un rasta vend des t-shirts sérigraphiés de dessins vaudou et des bijoux artisanaux américains.

Il est 20h30, les musiciens appelés à 18h viennent tout juste d’avoir le feu vert pour jouer. Carrie, la pianiste, à défaut d’un vrai instrument, est forcée d’interpréter de la musique de salon cubaine du XIXè sur un synthé aux tonalités de jouet. Malgré toute la bonne volonté du monde, j’ai l’impression que le gérant a du mal à concilier le bon déroulement de la soirée avec sa douche et le passage d’une chemise en satin crème. Il délègue la présentation des musiciens (à la toute fin de leur performance) à son collègue, prétextant l’obligation d’aller chercher à manger aux musiciens — ceux-ci attendront encore 22h30 pour manger.

En attendant, rassasiée par le poulet (étonnamment bon) à la plancha/banann peze, je tente d’échapper à l’atmosphère d’entre-soi qui règne ici. On a croisé déjà ces deux filles-là hier à Bassin Bleu (localité avec cascade touristique), puis au concert d’Arcade Fire le soir sur la place. On a aussi entendu dire que toute la clique du festival était partie à la plage à Kibick, et ce par au moins trois sources différentes dans Jacmel. La faune est à première vue principalement composée de gens stressés qui veulent paraître relax. J’en suis navrée, mais je n’ai même pas la force ni l’envie d’aller voir plus loin que ce préjugé.

  • Répétition El Tresoro Carribeño

Madigra

Pour le carnaval, la ville de Jacmel est très connue pour ses masques, uniques en Haïti. Les jacméliens les fabriquent et les peignent depuis le mois de novembre. Ils réalisent des sculptures en terre qu’ils recouvrent ensuite de papier mâché, ce qui leur permet d’obtenir ces formes si particulières.

Plusieurs sortes de déguisements sont historiques et donc récurrents tous les ans: les zen Maturen, démons ailés qui représentent la lutte entre bien et mal. Les lanceurs de cordes commémorent le temps de l’esclavage: ce sont des hommes enduits de mélasse (de canne à sucre) mélangée à du charbon de pneu; ils se déplacent en bande et s’efforcent de salir les spectateurs; l’effet est assez réussi. Toutes sortes d’animaux, réels ou imaginaires, sont représentés. Les caricatures d’hommes politiques sont aussi très appréciées.

Le carnaval est évidemment l’occasion de faire de la pub: défilé des reines Barbancourt, hommes-bouteilles-de-whisky, chars sponsorisés Digicel (une des deux compagnies de téléphonie mobile)… Mais aussi de traiter des thèmes d’actualité: épidémie de choléra — nombreux hommes-robinets ou masques de médecins, mépris des forces de la Minustah, et personnages historiques tels que les sinistres tontons macoutes.

Après la parade des masques, dans l’après-midi, vient le temps des bandapye (bandes à pied) en début de soirée. Ce sont des ensembles musicaux ambulants de percussions, de cornets et parfois de cuivres, suivis par une horde de fans déchaînés, balançant des hanches en rythme et hurlant des refrains parfois douteux (“si t’es pas homosexuel lève les bras en l’air”— l’homosexualité, un sujet qui reste très tabou en Haïti). Certaines bandes peuvent avoir des centaines de fans. Quand une bande passe, précédée par son porteur de drapeau, pas moyen d’essayer d’avancer à contresens; mieux vaut s’écarter ou risquer de se faire écraser par la foule.

  • Jazzy Blue — Raboday